CHAPITRE III
c'est une affaire hors série. Voilà ce que je me chantonne, sur l'air de « II est mort le poète ».
Musique de Gilbert Bécaud.
La musique t'aide à prendre conscience des évidences.
Chante les vérités premières, et elles te pénétreront dans l'entendement comme un fer rougi dans une motte de beurre.
Pourquoi hors série?
Primo (comme disait Carnera), parce qu'une fortune colossale est en jeu. Qui plus est, une fortune américaine, donc une vraie.
Deuxio, parce qu'il y a une chiée d'héritiers.
Troisio, parce que la canaille ayant entrepris une louche opération d'envergure ne recule pas devant le meurtre et paraît puissante.
Tu admets?
Note que si tu n'admettais pas, il te resterait toujours la ressource d'acheter un quart de beurre à la crémerie de l'angle pour t'aller faire pratiquer le truc du dernier tango parisien par les bilboqueues de la région.
Mais t'as intérêt à m'admettre, Gars.
Je produis un effort pour t'intéresser car, à mes sens et avis, la première qualité d'un écrivain consiste à ne pas faire suer le monde. La plupart placent leur honneur dans les bâillements du public. Tiens, l'autre soir j'ai vu une pièce que je tairai le titre pour ne pas peiner du monde et qu'était si sauvagement chiante que la moitié de la salle dormait et que l'autre soupirait. Et pourtant, au dernier rideau, t'aurais vu et entendu l'ovation. Les rappels. Personne avait rien pigé, mais tout le monde applaudissait pour ne pas sembler glandu, avoir l'air intelligent, avant-gar-diste, hermétiste et toutim. Et moi, je me disais que ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et comment se faisait-il qu'on vive une époque où des cons emmerdants soient ovationnés par les cons qu'ils ont emmerdés. Hein? Y'a quelque chose qui ne tourne pas rond. Faire tarter confère un prestige. Charabier est devenu un signe de génie. En rentrant, j'ai cramponné le père Corneille et m'en suis déclamé quelques strophes pour me refaire un tympan, me remettre la pen-sarde à l'heure d'été.
Evidemment, c'est tentant de chiquer au bel esprit. En me chatouillant le dessous des burnes avec une plume de paon, je te pondrais un pamphlet, un essai, une chronique intime (pour gros public). Ils m'attendent tous ça, me secouent l'orgueil comme une tirelire manière que me dégringole de la plume un opuscule sentencieux et pourléché qu'ils pourraient disséquer, vivisec-
« Vous attendez quoi t'est-ce que, mon cher, pour nous pondre un VRAI livre? »
Un vrai livre!
Textuel.
Comme si mes milliers de pages noircies jusqu'alors ne constituaient pas vaille que valent des livres.
Nuls, peut-être, mais bel et bien avenus.
Des livres qui essaient de t'emmener promener dans des péripéties et des délirades manière qu'un instant la vie te soit moins biscornue, moins sanieuse.
Un vrai lwre?
Jamais!
Je t'ai en trop grand respect fraternel, malgré mes rebuffades. Ils te traquent tous tellement de leurs absconneries que je reste farouchement ton aire de jeux, mon gamin. Avec mon poil à gratter, ma vessie pétomane, mon nez de carton-agrémenté-moustache et mes piles de tartes à la crème onctueuses. Comme on connaît ses saints-honorés on les adore! Viens chez moi, t'as pas besoin de mettre une cravate. Tu peux rester en pantoufles. Te moucher dans les rideaux. Loufer à table. Faire des liaisons inopportunes. Amener celles que tu vas calcer en douce dans les hôtels à double issue.
Un vrai livre?
Et puis quoi encore? Montrer mon cul, comme le premier Brando venu? J'ai ma dignité. Elle est pas grande, mais justement j'y tiens.
Alors, en me rendant chez la demoiselle Mercedes Ahinjeccion, je me dis que j'sus en train de te foutre un vrai polard, gratiné tante Laure, et ça me rend Joyce. Que veux-tu : moi j'aime mon boulot. Et puis c'est bien payé. Quand je pense que papa voulait que je sois expert-comptable! Dans ce faux-livre, je ne sais pas ce que t'en penses, mais je trouve que ça démarre en trombe, hein? Le notaire cambriolé. Le testament photocopié. Un héritier présomptif assassiné, un autre blessé. Le type chargé de dresser la listé des Con tué par un camionniste alors qu'il était fou de terreur-La tâche qui m'attend est écrasante. Dommage que le gars Béru soit indisponible. Je vais toujours me rabattre sur Pinaud. Y'a bon, Pinuche. Un peu lent, mais de la jugeote.
La rue Chamiel, tu la connais? Elle prend sur le square Derouge et y finit puisque c'est l'une des rarissimes voies parisiennes en forme de « U ». Elle est discrète, provinciale, avec un petit côté artiste comme une rue de Chelsea, à Londres. La demoiselle Ahinjeccion habite au 22. Tu traverses une cour déguisée en jardin et son studio s'ouvre de plain-pied par une porte vitrée. Comme je m'approche d'icelle, je perçois des cris. Rien d'inquiétant car ils sont ponctués de soupirs. Et même d'ordres jetés à voix rauque : « Encore! Encore! » J'hésite à toquer. Coule un œil à l'intérieur.
Ce qui me permet de faire préconnaissance avec la personne que je viens visiter. D'ailleurs pourrai-je postérieurement (c'est le cas d'y dire) faire plus amplement sa connaissance?
La chose me semble difficile car elle est nue et chevauche gaillardement un monsieur dont je n'aperçois que la plante des pieds. La cavalière ne risque point trop d'être désarçonnée pour l'instant, ayant pris la sage précaution de se fixer à sa monture d'une manière hélas provisoire, le ne provoquant pas fatalement une dilatation constante.
Belle fille, crois-moi. Blonde, malgré son nom espagnol. Plantureuse. Des seins lourds, larges, lisses, roses qui semblent galoper devant elle, emportant son char de Vénus par des voies supra-terrestres.
Elle se démène superbement, Mercedes. Pique des démarrages foudroyants. Ah, que c'est beau!
Elle s'emballe, s'empale, s'empare, ne désempare pas. Trot monté sur une monture trop montée. Hue, dada! Tout en s'activant, elle m'aperçoit. D'un geste flou me fait signe de m'éloigner. Elle a horreur qu'on la regarde pendant son numéro à la duc Dos au mâle.
Je souscris à sa muette requête.
Par galanterie pure.
Un banc de pierre m'offre un roide accueil, glacial. J'attends. Charmant jardin, et qui me permet d'évoquer « Les Feuillantines ». Ne manque qu'un murmure de source. Je l'obtiens par le canal (de l'uretère) d'un brave plombier (mon second de la matinée) lequel évacue son vin blanc dominical dans un angle discret. « Les plombiers travaillent le dimanche », me dis-je. Au noir, probablement. Le marneur consent à produire des heures de boulot supplémentaires quand il est son propre exploitant. Il accepte de mourir aux guerres pour le compte de l'industrie lourde, mais son temps de travail est farouchement réglé.
Un bruit de porte vitrée qui s'ouvre violemment.
- Hep!
C'est la charmante et amazonienne Mercedes qui m'hèle.
Elle a enfilé (chacun son tour) un kimono de soie, très bref, qui lui arrive au pubis.
Je la reioins en souriant.
— C'est vous le voyeur? demande-t-elle.
— Bien involontaire, m'excusé-je. Mais mon dimanche en est ébloui. Quel enchantement!
— C'est tout de même malheureux de ne pas pouvoir b... tranquillement, déplore la secrétaire du regretté Mouchard.
— L'inconvénient des rez-de-chaussée...
— Notez que c'est un peu de ma faute, j'avais oublié de tirer le rideau.
— Souvent, de telles précautions préalables coupent un élan bien venu, précisé-je, en homme qui connaît la vie et ses impératifs.
Elle me sourit. Une sorte de confuse complicité vient de se créer entre nous.
— Entrez!
fait-elle.
Je.
Le gaillard lui ayant servi de pivot gît encore sur le canapé-lit. C'est un grand rougeaud, dodu. L'étreinte semble l'avoir anéanti. Il est affalé, les bras en croix, dans une nudité qui ne plaide plus en sa faveur. Son regard mi-clos se désintéresse de ma venue. Il respire fortement, par le nez.
— C'est à quel
sujet? demande Mlle Àhinjec-
cion.
Je lui désigne son grand veau mort-né.
— Ne pourrions-nous
discuter en tête à tête?
suggéré-je.
Elle rigole :
— Lui, il compte pour du beurre car il ne parle pas une broque de français. C'est mon cousin; issu de germain puisqu'il est allemand.
— Vous avez le culte de la famille, la compli-menté-je.
Mercedes fait la moue (moins bien que l'amour).
— Disons que je l'ai
mis à l'aise. Ce connard
arrive de Hambourg. Il a débarqué ce matin,
après une nuit de chemin de fer, marchant au pas
ne trique d'âne en rut. Le train, vous savez comme ça énerve les hommes?
— Mon rêve serait
d'avoir une cousine comme
vous, lui dis-je sincèrement.
Elle m'enveloppe d'une œillade à 90 degrés centigrades.
— On pourra toujours
faire semblant, un d
ces soirs.
J'enregistre la proposition.
— Vous êtes d'origine espagnole, vous vivez en France et vous avez un cousin allemand?
— Oui, on est très internationaliste dans ma famille. Ma mère était la fille d'un diplomate nazi réfugié en Espagne. Elle a épousé un Madrilène. Moi je suis venue faire des études à Paris et m'y suis fixée. C'est tout ce qu'il y a pour votre service?
Le kimono s'écarte délicieusement. Bien que parfait homme du monde les jours ouvrables, je profite de ce que le dimanche est un jour férié pour apprécier les merveilles dévoilées. Du premier choix! Ce serait à vendre, t'achèterais. En tout cas, on peut les louer selon leur mérite.
Mercedes se marre en entendant geindre 1 cousin.
— Il commence
seulement à réaliser, déclare-t-
elle. Faut dire que je te l'ai enfourché comme un
vélo, il n'a pas su ce qui lui arrivait. Que voulez-
vous, ces cons-là ne peuvent pas penser aussi vite
que nous, c'est mathématiquement impossible.
Tenez, je vous prends un exemple. L'autre jour
j'étais en Suisse allemanique chez un disquaire et
un avis se trouvait accroché au-dessus de la
caisse, rédigé en plusieurs langues. Il précisait
aux acheteurs que les disques ne seraient pas
échangés. En suisse allemand, ça se dit : « Platten
konnen nicht umgetauscht werden » et en
espagnol : « No cambiamos discos », ce qui
nous
de 17 lettres pour exprimer une idée qui en réclame 35 d'un Germain. Donc, l'Espagnol pense la moitié plus vite et peut se permettre d'être bavard. Au plumard c'est kif-kif. L'Espagnol te Fait deux fois plus d'effet que le Frizou parce qu'il s'active deux fois plus vite.
Elle est sympa, cette sœur. Pas bégueule, enjouée, prompte, avec des idées ouvertes sur le large.
— Mon chou, lui
déclaré-je, il va hélas nous
falloir parler de choses sérieuses car j'appartiens
à la police et j'ai des questions à vous poser.
L'information ne neutralise pas sa bonne humeur.
A propos de la mort du père Mouchard?
— C'est cela même.
— Il s'est fait repasser sur son Solex, comme une crêpe. Que pourrais-je vous en dire? Je n'y étais pas!...
— Il ne s'agit pas de l'accident à proprement parler.
— De quoi est-il question, alors?
— De l'Agence. Du bonhomme. Des à-côtés, quoi.
— Quelque chose ne tourne pas rond?
— C'est ce que je voudrais déterminer. Que pensez-vous de feu Gaston Mouchard?
Mercedes hoche la tête.
— Il connaissait bien son boulot, mais sur le plan humain, vous repasserez. Un vieux pinceur de fesses plus radin que cent poux. Puant du bec, grincheux. Franchement, je serais hypocrite en vous disant que sa mort me donne envie de chia-ler. Je comptais d'ailleurs lui foutre ma démission aux vacances.
— Honnête?
— Ça, sûrement...
— Ces derniers temps, il s'est livré à une drôle d'enquête à propos des gens qui se nomment
La jeune fille gonfle ses joues et exhale en force le souffle de son épuisement rétrospectif (1).
— Ne m'en parlez plus, j'ai cru devenir chèvre. Vous savez combien il y a de communes en France? 37708! Une paille, non?
— Parce que vous avez écrit à toutes les mairies de France?
— Sans en omettre une seule. Mouchard était tellement tatillon, tellement scrupuleux. Et je vous passe la meute de généalogistes à laquelle il a fait appel par mesure de sécurité, pour contre-vérification, et aussi les démarches dans les ambassades afin de s'assurer de l'existence des Con domiciliés à l'étranger. Pendant cette enquête, j'ai dû engager six dactylos volantes en extra pendant deux mois.
Mercedes sourcille.
— Mais en quoi cela
vous intéresse-t-il?
Je hausse les épaules.
— Un flic
s'intéresse à des tas de choses, ma
mignonne.
Son veau marin de cousin se dresse sur un coude et nous considère avec des yeux de scaphandrier dont le tuyau d'oxygène aurait fait un nœud. Il se remet tout juste de sa commotion. Pour lui, prendre son panard est une opération aussi importante qu'une transplantation cardiaque.
— Me voilà bien avec cet ahuri! ronchonne la gentille secrétaire. Il est aussi agréable à fréquenter qu'une brosse à dents qui perd ses poils. Je le trouve plus mou qu'une escalope crue.
— Il a néanmoins des points et des heures de tension, d'après ce que je n'ai fait qu'entrevoir...
Elle grimace :
— B.n.e., dit-elle,
n'est pas une preuve d'intelli
gence. Pour tout dire, un crétin connaît des érections souvent plus
triomphantes qu'un Prix Nobel de Physique.
Elle s'approche du cousin, cueille son menton carré dans sa main fuselée, l'obligeant ainsi à relever la tête.
— Voyez la pesante
inintelligence de ce faciès,
souligne Mercedes. Le regard est morne. Les
traits, bien que géométriques, sont flous. Il est
jeune mais sans charme. Musclé mais sans grâce.
Triqueur sans initiative. Pendant que je m'escri
mais sur lui, il conseryait l'inertie d'un paraton
nerre. Sa virilité n'est qu'un manche de sucette.
Bref, c'est un sous-produit de l'espèce inconsis
tante.
—. Un con flasque?
— Merci de la
formule. Elle est parfaitement
adaptée à l'individu.
L'autre cruche de genièvre sourit comme un ahuri en comprenant qu'on parle de lui. Pareil à tous les cons, il ne peut envisager que les propos échangés sur son compte ne lui soient pas résolument favorables.
— T'entends, Peter?
gazouille Mercedes, t'es un
con flasque.
— Konflask!
récite l'Allemand.
Il rit.
— Chère Mercedes, reprends-je, au cours de cette enquête sur la dynastie Con, Mouchard devait garder le contact avec quelqu'un de l'étude Chemolle, je suppose, puisqu'elle fut longue et tortueuse?
— Il était en rapport avec le second clerc, Isidore Panoche.
J'enregistre dans ma mémoire éléphantesque. Car, tu le sais, j'en possède une à tiroirs.
— Et à présent une
question pour moi capitale,
attaqué-je. Réfléchissez bien avant d'y répondre.
Ces temps derniers, Mouchard entretenait-il des
mieux?
Elle paraît un peu surprise.
— Parce que vous ne le connaissez pas?
— Pas encore, mais ça n'est que partie remise.
Le cousin germain vient de constater sa complète nudité et rougit jusqu'au torse. Il s'emmail-lotte Coquette dans le drap pour préserver sa pudeur. Je l'imagine dans un beau costume ver-dâtre orné de croix gammées, le con flasque ayant beaucoup fait pour l'hitlérisme.
— L'homme en
question, enchaîne Mercedes,
est âgé d'une quarantaine d'années. Il est grand,
fin, plutôt blond. Il a le regard vert et j'ai chaque
fois été frappée par la pâleur de son visage. L'on
aurait dit qu'il relevait de maladie. Il est habillé de
sombre, en effet, et de coupe stricte. Il parle len
tement, comme s'il cherchait ses mots et possède
un accent que ie crois être anglais ou américain.
J'envoie un baiser à Mercedes, du bout des doigts, mais du fond du cœur.
— Que voilà donc une
description précise, ma
douce amie. Je parie qu'à l'école vous étiez pre
mière en rédaction?
Satisfait de ce moment passé en sa compagnie, je l'abandonne à celle du camarade Konflask. Pour rendre visite à un autre con.
XXX
Absent.
Le con absent est de tous les cons le plus angoissant. Car on lit sa connerie dans son absence, et elle vous excite; pourtant il est difficile de l'identifier en toute objectivité. Chez Isidore Panoche, c'est con, très, beaucoup, énormément, infiniment con. Un poster chiures-de-mou-ché du général de Gaulle, une photographie en fausses couleurs surnaturelles de sainte Thérèse de Lisieux (Calvados), des meubles en Rideux recouverts de napperons très sots; des diplômes périmés, des abominations plâtreuses, des statuettes nègres achetées chez le quincaillier, d'autres signes extérieurs de richesses connes vous accueillent tel un vol de piérides dans un champ de choux.
C'est une très vieillarde qui répond à mon coup de sonnette,
Il est midi et un rôti de veau mijote quelque part, cerné d'oignons.
— Ah, bon, je
croyais que c'était toi, mais c'est
vous, murmure la personne fossilisée.
Le con ne perd jamais son temps, il perd celui des autres.
La phrase semblerait sibylline à un esprit borné, mais la vive intelligence que tu me sais me permet de piger que cette honnête femme attendait quelqu'un qu'elle tutoie et que la venue d'un simple vouvoyé anonyme la déçoit. Avant que j'aie seulement l'opportunité de la saluer, la prolongée déclare :
— Il n'est pas là,
mais il ne saurait tarder,
entrez vous asseoir.
Sous-entendeur comme pas deux, j'ai déjà compris qu'il s'agit de Panoche.
Bon, très bien. J'entre donc. Aperçois les • affreurs signalées aussi grosso que modo plus haut et m'obstrue le fondement avec une chaise rembourrée d'un coussinet à fleurs.
— Vous êtes la mère de M. Panoche? m'en-quiers-je poliment.
— Non, son amie, répond la Vieillasserie en continuant de dresser le couvert.
Elle ajoute :
— Zizi est un
camarade de bureau.
Trait d'éclair de génie!
— Ne seriez-vous pas Madame Despoilet? m'écrié-je.
— Si fait, si fait! glaglouchne l'antiquiterie humaine. Vous me connaissez?
— Maître Chemolle m'a beaucoup parlé de vous, assuré-je en contemplant, non sans une pointe d'admiration d'au moins vingt-cinq centimètres, cette vénérable déniaiseuse de notaires. La feu-follette de Chaillot, mon fils! Une guenon peinturlurée, grimaçante, au visage plissé soleil. Ses fausses dents mal arrimées la font parler comme un marteau piqueur. Elle castagne de la syllabe.
— J'ignorais que vous demeuriez chez M. Panoche?
Elle hausserait probablement les épaules si elle en avait. Se contente de secouer son cou décharné de
vieille condore au croupion déplumé.
— Oh, je n'habite
pas ici, simplement le week-
end, je viens « leur » faire un peu de ménage pour
les aider. Un couple qui travaille toute la semaine,
vous savez ce que c'est?...
— M. Panoche est marié? Elle rit.
— Oh non, fiancé seulement. Confidentielle, elle ajoute :
— Si vous voulez mon
avis, il ne se mariera
jamais. Il est trop indépendant de caractère.
Elle a fini de disposer trois couverts. La voilà qui trottine jusqu'à la cuisine. L'odeur du rôti de veau devient plus présente. La faim salubre se met à bouger dans mes entrailles comme un bébé dans le ventre de sa mère.
— Je leur ai préparé un rôti de veau avec de la purée de navets, informe dame Despoilet en réapparaissant. Zizi raffole de la purée de navets.
— Il travaille depuis longtemps à l'étude?
— Bientôt douze ans. C'est un garçon des plus consciencieux. Il remplacera sûrement M. Trou-figne, le premier clerc, quand celui-ci prendra sa retraite.
San-Antonio, tu sais quoi il se demande?
Simplement ce qu'il vient fiche ici à pareille heure, un dimanche, pour entretenir ces gentils gratte-papier de choses qui, vraisemblablement, les dépassent.
Mais une impulsion de flic a ses raisons secrètes que le flic ignore.
— Quelle est votre
opinion à propos du testa
ment Zyrcon qu'on a retiré du coffre et photoco
pié? demandé-je tout de go.
Madame Mémère sursaute.
Elle s'y attendait si tellement peu, tu penses... Comme ça, bille en tête, en pleine purée de navets dominicale. Son râtelier a un mouvement
— Comme c'est drôle, ce que vous me demandez là, déclare la relique déambulante.
— Pourquoi?
— Si je vous disais qu'en vous apercevant, j'ai repensé à cet incident. Vous croyez à la télépathie, monsieur?
— Et vous? biaisé-je. Elle redresse son front ridé.
— Je suis télépathe, monsieur.
— Tous mes
compliments, chère madame;
vous obtenez de bons résultats?
Elle dépose sur un siège voisin du mien la poinçonneuse à coussins qui lui tient lieu de derrière et avance une main momifiée entre mes jambes croisées. Une frousse glaciale me percute les contre-balanceuses. Dis, elle ne va pas se permettre des privautés?
— Je vais vous dire
comment j'ai eu conscience
de mes dons, déclare la môme momie. Je venais
d'entrer au service de Maître Chemolle premier,
le grand-père de l'actuel Chemolle, et voici qu'un
matin, alors qu'il me dictait le courrier, le désir
de lui me saisit. A la seconde même, M. Maître,
comme nous l'appelions alors, a cessé de parler, il
s'est jeté sur moi et m'a violée sur son sous-main
en cuir de Cordoue. Comprenez : ce n'est pas lui
qui, en fait, avait capté mon désir; au contraire, le
mien était le fruit du sien. Depuis lors, je devine
tout. La pensée de mon interlocuteur se transmet
à mon cerveau, comme le feu de l'allumette à la
mèche de la bougie. Il suffit de rapprocher les
deux. En vous parlant, je pensais : « Testament
Zyrcon, testament Zyrcon », avec une insistance
de sonnerie d'alarme. Je ne suis plus toute jeune,
mais l'âge n'affecte pas mes facultés. Vous voulez
que je vous dise ce que je pense de Madame
Soleil?
J'y consens. Elle me le dit.
Considérant sa déclaration comme une marque de confiance, je m'abstiendrai de la transcrire en ces pages.
La main de la vioque me remonte le courant. Doit y avoir du fadinge dans sa centrale gamber-geo-nucléaire, mon pote. Si elle me butine des pensées salaces la concernant, de deux choses l'une : ou je suis en plein dédoublement de la personne alitée, ou elle cramoise de la coiffe.
Je serre mes jambes, fortes garantes d'une chasteté qui, pour être provisoire, ne m'en est pas moins chère.
— Madame Despoilet,
dis-je avec fougue, force
et beaucoup d'amabilité. Madame Despoilet, ce
don merveilleux de télépathe vous a sans doute
permis de percer le mystère. C'est quelqu'un de
l'étude qui a agi et vous avez deviné qui, j'en met
trais votre main au feu (et il serait grand temps).
Son damier double corps à articulation variable me sourit aigu.
— Eh bien, imaginez-vous que non, répond-elle, l'auteur de cette indélicatesse n'appartient pas à l'étude.
— Qui est-ce?
— Ah, ça, je l'ignore...
— Vous n'avez aucune idée?
Elle hésite. Les gens, tu les pratiques, donc les envisages à défaut de les vraiment connaître, tu sais donc combien ils sont tous m'as-tu vu. Chez eux, le besoin de briller l'emporte sur la prudence.
— Moi non, mais Zizi, peut-être.
— Qu'entendez-vous par là?
— Chaque fois qu'il est question de cette affaire, Zizi pense à ses clés.
— Quelles clés, jolie madame?
— Celles de l'étude. Le principal Troufigne et Zizi Panoche en possèdent chacun un trous-
— Etant donné votre
intimité, je suppose que
vous avez abordé la question avec lui?
Elle glousse :
— Il m'a traité de vieille bique, car il est très impertinent. Mais c'est un jeu, vous savez... En réalité, il m'adore.
— Il n'a pas eu d'autres réactions?
— Il m'a expliqué qu'il était normal de penser aux clés de l'étude quand on évoque une visite mystérieuse ayant eu lieu sans effraction.
— Néanmoins, vous estimez qu'il en sait davantage?
Elle pousse un peu plus sa décharnance manuelle dans ma jointance cuissière.
— Pas précisément. Mettons-nous bien d'accord et ne me faites pas dire ce que je ne dirai jamais. Zizi ignore tout de cette histoire, seulement, il ne peut s'empêcher de penser à ses clés quand on en parle. Ma conviction est qu'il craint de se les être fait subtiliser.
— Le temps de l'opération?
Un coup de sonnette à répétition nous annonce la venue du clerc. Mme Despoilet récupère sa dextre à regret.
— Zizi et sa fiancée
reviennent de la grand-
messe, dit-elle en se levant. Surtout pas un mot
sur ce que je viens de vous dire : il me ferait une
scène.
En apercevant les arrivants, je pige illico pourquoi la vieillarde m'a dit que Zizi n'épouserait jamais sa fiancée.
Celle-ci est un homme.
Fort aimable garçon, pour vrai dire.
Grand, des cheveux longs façon Mazarin.
La taille mince. Le cul préhensile.
Une expression de biche niaise.
C'est le con à con dans toute sa grâce. „ Le décimaître Isidore Panoche, dit Zizi, lâche la main de la jeune fille en apercevant un étranger
chez lui. Il a une quarantaine dodue, Panoche. Grisonnante, moelleuse. Son complet est classique, mais sa chemise est vert d'eau et sa cravate vert pomme à rayures roses (praline). Lui, il est du genre con feutré.
Il sent l'encens (encens et en mille). Missel-mi-raisin. Homme d'alcôves et de confessionnaux. Il s'assied sur les principes lorsque ceux-ci sont en érection. Sa bouche est charnue, molle, gobeuse, faite pour la pipe et la prière à grand spectacle.
Il doit chanter dans une chorale.
Broder des napperons.
Découper des recettes de cuisine.
Mener durement ses subalternes femelles.
— Ne jette pas ton
sac à main sur la table,
Yvette! reproche madame Despoilet, tu
froisses
ma belle nappe.
Puis la broyeuse de navets me désigne.
— Quelqu'un pour toi, Zizi.
Panoche me considère avec un intérêt flatteur et une expression de personne surprise qui se fait languir.
— Monsieur?
Je salue le couple d'un sourire en arc de cercle.
— J'espère ne pas vous déranger? attaqué-je civilement.
— Un dimanche, à midi passé, pensez-vous! impertine la crevure à longs tifs en se laissant choir façon Pompadour-migraineuse dans un fauteuil.
J'éprouve dans ma main droite des picotements qu'une solide mandale dissiperait.
— Pourrais-je vous entretenir quelques minutes en particulier, monsieur Panoche?
— Charmant, glousse Yvette en s'efforçant de bâiller.
Le simulacre engendrant le besoin, la voici qui bâille pour de bon. Il s'en consécutive des larmes
— C'est à quel sujet? maussade le clerc dont je voudrais (tout comme Yvette) tirer la chose.
— Au sujet de ceci, réponds-je en plaçant ma carte professionnelle dans son champ visuel.
Il tique, cille, renifle, bée bête, se referme et, d'un geste somnambulique, ouvre la porte de sa chambre.
Du Charles X, ma chère!
Des opalines. De la soie à fleurs, une coiffeuse enjuponnée...
Et puis des parfums, une foule de parfums qui se mêlent, se prennent, finissent par n'en composer qu'un seul, mais puissant, décapeur.
Je referme la porte derrière Panoche, m'y adosse.
— Zizi, dis-je à si
basse voix qu'il lui faut bran
dir son oreille. Zizi, mon chou, de deux choses
l'une : y a du pétard, ou y a pas de pétard, tu me
suis, ma poule?
Et cette pomme d'acquiescer, muettement. Dominé, amidonné, dominus vobiscum, il est!
Quelle idée de l'entreprendre de cette manière si peu orthodoxe? Toujours ma méthode anti-conne!
Je chipe le paroissien dépassant de sa poche.
— Ah, t'as l'édition
non expurgée, trésor, chu-
choté-je, celle où il est dit d'aimer ton prochain
comme toi-même avec un pot de vaseline? C'est la
meilleure. Dis-moi, mon gros loup, tu es d'accord
pour qu'il n'y ait pas de pétard, je suppose?
Il déglutit, bien que ses lèvres s'agglutinent. Un son rauque d'auroch (en bol) fuse de je ne lui sais d'où.
— Quelque chose à dire, Zizi?
Mai caisse hymne arrive, ce jour d'hui? Le lion qui somnolait en moi, bâillant de temps à autre comme son confrère grand-breton face à sa licorne d'abondance (de bien qui ne nuit pas), s'est réveillé. Affamé, il gronde. Intolérant comme la colère.
— Pourquoi me
tutoyez-vous? balbutie le
clerc
(de Tune).
Je voile davantage ma voix. Elle était veloutée? Elle devient vaporeuse.
C'est bien là l'unique hardiesse d'un pleutre. Le rare courage d'un couard. Préserver les convenances. Les CONvenances! Combien d'enfoirés laissent voler leur femme ou violer leur fille sans mot dire, mais insurgent si on ne les appelle pas Votre Honneur quand ils sont juge anglais, Maître quand ils sont avocat ou écrivain gâteux ou Monsieur le Président quand ils sont Français!
— Je te tutoie,
Zizi, en vertu de la suprême
raison suivante : tel est mon bon plaisir! Cherche,
tu n'en trouveras jamais de meilleures, de plus
valables, d'aussi péremptoires... Cette raison est
lumineuse, éclatante de vérité, de santé. Et puis
surtout, vois-tu, Zizi, son plus grand mérite c'est
qu'elle est sans réplique. Elle comporte une infail
libilité rigoureuse. Elle est LA raison-même! Donc
tu optes pour le sans-pétard, p'tit Chou?
Son silence crispé, solennisé par la trouille, me semble être un assentiment.
— Parfait, dis-je en
m'asseyant à sa coiffeuse
où une armada de flacons à bouchons pimpants
montent la garde. Je vais te poser une
question
fort intéressante...
Je prends un temps.
Le mien. Donc je n'ai de décompte à rendre à personne.
— Comment, où et
avec qui as-tu passé la nuit
au cours de laquelle un petit malin est allé faire
des travaux de photocopie à l'étude?
Il devient instantanément cramoisi!
Tu sais, la sublime image du gars encrustacé? Rouge comme : une écrevisse, un homard, une langouste. Et puis du gars fleuri? Rouge comme : une pivoine, un coquelicot.
Versailles réunis. La marée dieppoise et les floralies. Il est cardinalesque (qu'on allait l'oublier ce révérend cliché). Rouge sang! Tiens! Le summum. Le pothéose. Rouge sang! Le sang fonce, s'enfonce dans le rouge jusqu'au noir. Zizi devient noir. Noir sang. Pur-sang!
A ce tel point que j'appréhende son décès immédiat.
— Prends un peu
d'air, ma poule, le calmé-je,
c'est bon pour les bronches.
Est-ce mon fraternel sourire qui lui permet de récupérer?
— Ecoutez, chuchote-t-il, si Yvette apprend cela, elle s'en ira. Elle est plus que jalouse : intransigeante... Une tigresse. Et alors moi, je mourrais...
— Si tu te confies sans réticences, elle ne saura rien, promets-je.
Il me chope à deux mains comme si j'étais un melon mûr qu'on vient de lui lancer.
— Bien vrai, j'ai
votre parole? Vous me le
jurez? Vous ne voulez pas que je meure? Ah,
comme vous êtes bon! Merci, merci, merci, ci, ci,
ci, ci...
J'exécute un mouvement tournant sur le tabouret, lève mon pied à la hauteur de sa poitrine et pousse. Pas fort. Une simple pesée d'Archimède manière de l'expédier à l'autre bout de sa cham-brette d'amour. Il percute sa penderie et coule assis, les jambes en fourche, jusqu'au parquet bien encaustiqué par la dévouée mère Despoilet.
— Tu racontes, clerc
obscur? insisté-je en mon
tant le ton.
Il me revient dessus, à genoux. Un type qui se déplace avec les genoux, à moins qu'il ne soit cul-de-jatte, crois-moi, ça fait triste. M'en voici-voilà complètement apitoyé.
Il a son index placé perpendiculairement à sa bouche.
— Chu u u u u u u
ut! implore Zizi.
Arrivé à mes pieds, il posa son beau derrière
surmené sur les semelles de ses souliers (que le camarade Danton ne ressemelait pas avec la France, lui).
— La semaine passée, dit-il, ma fiancée faisait une période militaire. Les circonstances ont voulu que je lie connaissance avec des personnes très agréables.
— Ton genre?
— Un peu, oui. Sauf le Monsieur dont je ne jurerais pas qu'il n'ait pas des instincts contre nature, car je l'ai vu regarder des vraies filles.
— Quelle horreur!
Mon exclamation le conforte. Panoche lève les yeux au firpapa :
— Tout existe, dit-il en matière de réprobation.
— Comment étaient ces personnes, et où les as-tu rencontrées?
— Lui, pour vous le
situer, un étranger...
Et v'ià ton San-Antonio qui poursuit :
— Blond, très pâle de visage, habillé & sombre, voiture américaine noire?
Une pensée magnifiquement organisée, le commissaire Santantonio, no? Mieux lubrifiée qu'un clitoris assistant à la projection d'un film de Pasolini.
— Mais oui, cela même. Vous connaissez?
— Où vous rencontrâtes-vous?
— A la Petite Bretagne, le restaurant où je déjeune le midi, en face de l'étude.
Moi, tu me connais? Vanneur, parfois c'est vrai. Installeur. Rouleur de mécanique de précision. Mon sens de l'épate m'empare :
Le bonheur d'un con fait toujours peine à voir.
— Le jour où tu l'as
connu, il était seul au
restaurant. Il occupait la table la plus proche de
la tienne. Il a engagé la conversation, t'a fait du
rentre-dedans, t'a offert une liqueur. Vous avez
sympathisé. Il t'a invité à dîner avec sa petite
amie, une mignonne guêpe, dans le style d'Yvette.
Le traître Zizi met ses deux mains en conque devant sa bouche :
— Mieux, mieux qu'elle, beaucoup mieux, quelle grâce! Si vous aviez vu cette taille! Ces manières! Et une technique...
— Vous êtes sortis plusieurs fois. L'ébauche d'amitié a dégénéré en débauche d'initiés. La nuit de l'affaire Con, tu l'as passée en compagnie de la pin-up, l'Américain, lui, vous a quittés. Tes fringues se trouvaient loin de ta personne. Par la suite, un détail t'a donné à penser qu'on avait touché à tes clés.
— Mon fétiche, opine Zizi. Mon hibou fétiche en or n'était plus après le trousseau, alors qu'il ne peut s'en détacher seul.
— A la suite de cette homérique soirée, tu te poses des questions, pas vrai, grande folle? D'autant plus que tu n'as pas revu ton couple de zigo-tos. Il t'est revenu en mémoire que, mine de rien, l'Américain t'avait pas mal interrogé à propos de l'étude. Troublant, ça...
Panoche baisse la tête comme un fier Sicambre.
— Mon Dieu, tout se
sait donc! Maman avait
raison, qui me répétait : « C'est ce qu'on dissi
mule qui se remarque le mieux. » Ah, chérie, que
ne t'ai-je écoutée...
Il pleure.
|
Je respecte pendant quatre secondes son chagrin dédié à la mémoire de sa mère, et je contre-attaque.
— Les noms de ces gentils amis, please?
— L'Américain s'appelle Steve Mac King.
— Et la demoiselle?
— Non. Ils m'ont
seulement expliqué qu'ils
habitaient l'hôtel et ne pouvaient y recevoir
d'ami.
Tu parles d'une pomme vapeur, ce Zizi Pano-che. Crème de truffe surchoix. Te l'ont enveloppé comme un anus dans du papier hygiénique. Et lui, depuis l'affaire, il refoule ses doutes, tant bien que mal, pauvre autruche au croupion plumé.
A cause de la grande Yvette, surtout, qu'on devine teigneuse bien extrêmement.
Et aussi de sa brillante situation chez Che-molle.
— Quelles raisons t'ont-elles données pour ne plus te revoir?
— Ils m'ont dit qu'ils retournaient aux Etats-Unis.
— Ils t'ont parlé de leurs occupations?
— Steve m'a dit qu'il travaillait dans l'import-export.
Ce cher garçon, décidément, ne se mouille pas trop.
— Et sa donzelle?
— Elle ne travaille pas...
— Ils vivent ensemble?
L'autre fait la moue (pas la guerre).
— Je ne le pense pas, bien qu'ils l'aient prétendu.
— Tiens donc, et pourquoi ce scepticisme, beau masque?
Ce bon Zizi glapaoute du torticole.
— Une impression...
Leur façon d'être... Ils
paraissaient ne pas tellement se connaître, au
fond.
ressembler à ces chiens de chasse qui surveillent leur maître avec anxiété, espérant toujours le voir décrocher son fusil.
— Vraiment? insisté-je évasivement.
— Oui. Quand je posais une question à Charlotte...
— Quelle Charlotte?
— Ben, Charles, quoi!
— Excuse. Eh bien, quand tu la questionnais?
— Elle se tournait toujours vers Steve, et c'était Steve qui répondait.
— Donne-moi ton trousseau de clés, celles de l'étude.
— Mais...
Plus fort que moi : je lui allonge une tartelette. Un simple revers redresseur de « tors ». Le coup de semonce, si tu vois ce que j'entends par là? Tu vois? Bon, alors je continue.
— Tu crois que c'est
le moment d'objecter,
Zizi?
Il coule la main à sa fouille. Une chaînette d'argent est fixée à l'une des pattes de ceinture de son pantalon. Quelques clés de sécurité tintinnabulent à son extrémité. Effectivement, un petit hibou d'or (ou assimilé) est blotti au cœur du trousseau. J'examine le blaud.
Zizi respire comme un vainqueur de dix mille mètres dans le micro du triomphe.
Un brin de méditation.
La porte s'entrouvre sur une Yvette maussade qui lance un aigrelet :
— Elles sont bientôt
finies, ces messes basses?
Le rôti va être froid.
Je lui réponds qu'elle peut se le foutre à réchauffer quelque part, et qu'il y sera en bonne compagnie.
Elle me traite de grossier personnage.
Je balance un coup d'épaule de coltineur de pianos dans la porte. Le cri de douleur que *'**«-
comptais se produit. Je donne un tour de clé pour être peinard.
Me retourne pour contempler un Zizi navré de bas en haut. De nouvelles larmes toutes fraîches illuminent ses pupilles (de la nation).
— Je vais passer un
dimanche affreux, balbu-
tie-t-il. On voit que vous ne connaissez pas Yvette.
Elle va me poser un tas de questions à n'en plus
finir. Qu'est-ce que je vais lui raconter, moi,
hmmm?
— Je te fais
confiance, mon canard rose.
Sans lui donner le temps de protester, je lui
flanque ses clés à travers le portrait.
Pas fort, je te rassure pour le cas que tu prendrais du rond, toi aussi et que les molestations sur follingue te déprimeraient. Surtout te gêne pas pour moi, je ne suis pas bégueule.
— Ton hibou te sert
peut-être de fétiche, mon
bel amour, mais tu sais, un fétiche c'est seule
ment l'idée qu'on s'en fait. A trop lui accorder de
crédit on a de mauvaises surprises. Tu peux
pas
savoir le nombre de zigs qu'on a retrouvés sur le
carreau, à Verdun, leur fétiche sur le cœur. Ainsi
ton hibou n'est pas chouette(1) car il
t'a trahi. En
effet, pour le retirer du trousseau, il faudrait
préalablement enlever toutes les clés. Or, il n'y
avait aucune raison pour qu'ua type se fasse tar-
ter à cette opération inutile qui, de surcroît,
aurait dénoncé son emprunt. La vérité est que tu
t'es aperçu en cours de soirée de la disparition
des clés. Que tu as, au retour de l'Américain,
réclamé des explications et qu'il t'a muselé. La
muselière doit être solide car je te considère
comme un garçon intègre. Alors, affale-toi com
plètement au lieu de finasser.
Envapé, le Panoche...
Tu sais qu'il m'admire à travers sa chiasse?
Donc Zizi fait un pas de clerc, enlève le coussin du fauteuil crapaud (croa croa), passe sa main habituée aux interstices (dont tu n'ignores pas qu'ils sont d'étroits espaces vides entre les parties d'un tout) dans le rembourrage du siège. Ramène une enveloppe qu'il me tentremble(l).
Elle n'est pas cachetée.
Contient une photographie.
J'ignore si tu es de ton avis, mais la couleur s'est irrésistiblement imposée, au cours de la dernière décennie. Le noir et blanc, c'est plus regar-dable. T'as l'impression de mater une pelletée de cendres pour merdachat. Y'a plus de place désor-navant pour les films en black and white de papa. Une photo non en couleurs, tout de suite tu crois que c'est celle de Napoléon Ier.
Aussi, tout spontanément, manqué-je d'élan en constatant que le gonze tata vient de me soumettre une épreuve sombre. Dure épreuve pour une rétine qu'enchantent les remuages kaléidosco-piques de l'arc-en-ciel.
Je visionne pourtant. Ma CONscience profes-sionneuse avant tout, et en avant toute!
La qualité du sujet repêche la misérabilité de l'exécution.
Et tiens, je me demande même si, au fond, le manque de netteté n'ajoute pas à la salacité de ce cliché.
Tu sais ce qu'il représente, hé, naveton?
Tu sais qui?
Eh bien, oui, Françaises Français : Zizi en effet!
Ou plutôt sans effets.
En compagnie d'une belle décervelée vorace, aussi invêtue que lui.
Les deux sont dans une posture que j'en ai honte de la regarder, t'entends, figue triste?
Le mot scandaleux est le seul dont je peux me permettre. Tout en déplorant sa faiblesse.
Une honte pour les chers fabricants de pellicule germaniques. Une insulte au créateur qui S'est ingénié, le chéri, à nous fignoler une bonne femme en forme de tirelire, avec loloches, soubassements rembourrés, compas à écartement variable, et tout.
Ces deux messieurs se font un truc tellement ardu qu'on est forcé de tourniquer la photo, tout comme un tableau de Picasso sans signature, pour essa\er de comprendre par où ça commence, ce dont il s'agit, en quoi ça consiste...
De toute manière, que tu le mates dans le sens nord-sud-est-ouest, dis-toi bien que c'est ultrême-ment dégueulassant.
— Vous comprenez? balbutie le malheureux Zizi.
Tu sais qu'il m'est sympa, Césarin, malgré ses turpitudes?
Oui, je comprends.
Pas tellement ses débordements, mais l'impact que cette belle image a pu avoir sur lui. Je comprends que l'honnête clerc qui figure sur pareil cliché se sente à la merci du photographe.
Ce machin reproduit à plusieurs exemplaires et communiqué à mal-escient représente : son renvoi de l'étude, la résiliation de son bail locatif, le
POUR SOLDE DE TOUS CONS (suite)
II
Aux tous premiers temps de ma vie j'ai ignoré le con.
Beaucoup de « pas-si-con-que-ça » sont dans mon cas.
La chose vient de ce que les petits enfants sont élevés par des femmes.
Et que les femmes ne sont pas con s.
Il en est certes de très bêtes, de très sottes, d'infiniment stupides.
Il existe même pas mal de connasses, oh là là!
Mais comment t'expliquer? Une connasse n'est pas con, quoi!
Et je vais encore plus loin : une conne n'est pas con!
Car le con, malgré le sens anatomique qu'on lui a donné, est exclusivement masculin.
On ne peut être un vrai con, si l'on n'est un vrai homme.
Utiliser le mot pour qualifier le sexe féminin est une hérésie.
Pour tout dire, une idée de con!
Ai eu la révélation de la connerie à la faveur d'un nôtre-parent que nous fréquentions beaucoup dans ma prime jeunesse.
En prenant conscience de la vie, j'eus le sentiment que cet homme était différent des autres membres de mon entourage.
Il me faisait l'effet d'être un étranger.
Ou un malade...
En fait, il n'avait rien d'anormal.
Bien au contraire, sa normalité est (car il vit encore par la grâce du dieu des cons) absolument certaine, indubitable.
Puisqu'il est conf
Ce représentant de l'écrasante majorité connesque constitua le premier symptôme de mon mal. mon premier malentendu avec l'existence : je le crus différent alors que c'est moi qui montrais quelque réticence à être « semblable ».
un reliquat d'esprit familial m'ôte le puéril plaisir de citer son nom anonyme.
Dommage.
Désigner nommément les cons serait la moindre justice à nous rendre.
Tant pis donc pour la gloire de mon premier con.
Soldat inCONnu, qu'il le reste!
Mais Dieu, que ce con-là était bien un vrai conf
Rigoureux, parfait, absolu.
Le prototype du con en état de marche.
Le genre d'individu propre à dessiller les yeux du petit d'homme attentif et inquiet que j'étais.
Ah! le beau cher grand con!
Je revois sa gueule de con, son regard de con. J'entends sa voix de con proférer des conneries en chapelet.
Il se montrait gentil avec moi, note bien; pourtant j'en avais un peu.peur. Je flairais confusément cette incommunicabilité qui allait nous séparer pour toujours, un jour... Il allait devenir mon mètre-étalon-à-connerie, mon maître es connerie; à tel point qu'il est resté pour moi la CONcrétisation du terme. Il suffit que j'entende proférer le mot « con » pour qu'aussitôt, sa tranche de ganache s'inscrive en médaillon dans mon esprit, comme celle de Washington sur les billets de un dollar.
avant lui était le verbe. Le verbe être. Le plus beau de ma langue avec le verbe aimer.
Et puis ce con est venu se pencher sur mon berceau.
Il est venu, roi mage à la con, déposer la connerie à mes pieds, cadeau obligatoire de mon espèce!
Avant lui, j'étais vierge. Purement vierge.
Et puis ce con m'a violé en m'alimentant par osmose de sa connerie. En me la fourrant dans le cerveau, le cœur et l'âme, comme sa mission de con lui enjoignait de le faire!
Avant lui, j'étais beau comme l'espoir. J'avais des larmes pour la joie.
Et puis ce sombre con m'a lacéré l'insouciance de ses cons propos.
En fréquents cauchemars, sa bouche de dégoût m'apparaît, béante et laide comme un anus de bœuf
Ah! triste vieux con!
Très vieux à présent, et encore plus con de ce gâtisme ajouté à ta connerie. Honte à toi, si vaillant colporteur de la misère du monde.
Ce n 'était pas toi, l'étranger parmi nous.
Mais moi, parmi toi, si je puis dire.
Et depuis toi, con de con, qui m'enseignas la bêtise, la mesquinerie, la foutaise. Depuis toi qui m'ouvris les portes de la misérable sottise sans réussir à m'en faire franchir le seuil, depuis toi je pleure après je ne sais quelle naturalisation que je n'obtiendrai jamais.
Tu m'as chassé du paradis terrestre, vilain bougre à l'œil torve.
|
Ta pomme avait un goût de merde.
Il m'est resté!
je m'excite. Cependant je n'en veux pas vraiment à cet indicible con. Lui ou un autre...
Puisqu'il faut que l'enfant, très vite, avant même que d'affronter son propre destin, affronte en préalable cette louche armée inépuisable, aux rangs si compacts.
Puisqu'il faut que ses oreilles neuves entendent les infamies de la bêtise.
Puisque, élevé dans le culte de l'adulte, dans la soumission à l'adulte, il doit accepter, en même temps que son joug, les incohérences de sa pensée et les tenir pour belles et bonnes.
Puisque le con vient le chercher, sur les rivages de l'innocence pour l'emmener, misérable mousse, naviguer dans cet esquif qui jauge toute la connerie du globe.
Alors, puisque cela, puisque tout cela, con-gâteux d'à-présent, toi dont même la connerie s'effiloche, puisque tout cela, ô mon parent con, à visage de con, je te pardonne d'avoir été le premier.
Pauvre enniaiseur. Pauvre enconneur.
Le premier con au monde à m'avoir dépucelé.
Ce jour où tu me dis, en te croyant obligé de me parler petit-con parce que j'avais trois ou quatre ans, de ces choses misérables qui n'appartiennent qu'aux tout grands cons de ton espèce.
Des choses dont j'ai oublié le vocabulaire, n'étant pas absolument con malgré tes bons offices, mais dont je me rappelle le non-sens, la béate platitude, la mesquine indigence.
Des choses affirmeuses de sottises. Lourdes de nuages.
Les prémices, mon parent. Les prémices...
Je sais qu'à cet instant je t'ai regardé aux yeux, resplendissant connard. Oui, tu as eu droit à mon premier vrai regard.
Un premier regard de compréhension, puisque, précisément, c'était le regard d'un enfant qui ne comprenait plus!
(A suivre.)
ses parents, l'éloignement de ses proches, l'incitation à l'euthanasie pour son médecin traitant, son excommunication de la sainte église catholique romaine, et quantité d'autres désagréments plus mineurs que je m'abstiendrai d'énumérer ici pour ne pas avoir l'air de tirer à la ligne.
— Dans quelles
circonstances cette photo a-t-
elle été prise?
Il me désigne le lit d'un geste vague.
— Ben... Ici. Mais quand, ça je l'ignore, n'ayant pas vu de flash.
— On fait des pellicules tellement sensibles, à présent, que tu pourrais filmer une course de cafards sur du velours noir à la lumière d'une bougie.
— La preuve...
— Et quand t'a-t-on donné cette délicate œuvre d'art?
— Je l'ai trouvée dans ma poche au matin avec le trousseau de clés que je croyais avoir perdu.
— Si bien que te voilà coincé? Tu as parfaitement compris la menace.
A nouveau il répète, d'un ton de chapelet :
— Vous comprenez,
n'est-ce pas? Mettez-vous à
ma place...
Je glisse un zœil sur la photo.
— Excuse,
j'ai pas la vocation. Pourquoi
as-tu
conservé ce truc compromettant?
Il a sa première bonne réplique de la journée :
— Pour vous, dit-il.
En somme oui : pour la
police, au cas où les choses se gâteraient; afin de
prouver qu'on avait exercé implicitement un
chantage sur moi. C'est ma seule défense...
Je coule l'épreuve dans ma poche.
— Et tu as fort bien
fait, polisson; avec moi
elle est entre bonnes mains.
Son exclamation ressemble au cri désespéré que pousse le monsieur ayant perdu son ticket
Qu'allez-vous en
faire?
Je reprends la photo.
— Puisque tu as été
bien sage, je vais te don
ner quelque apaisement, voyou.
Je déchire le cliché de manière à séparer la tronche de Panoche du reste de l'épreuve.
— Tiens, ajouté-je
en lui remettant le morceau
le CONcernant (si je puis ainsi machiner), garde
ceci en souvenir, petit dévergondé. C'est un beau
cadeau que je te fais, tu admets?
Tl se jette sur ma main et la baise frénétiquement.
— Je n'oublierai
jamais, promet Zizi. Jamais.
Vous pouvez me demander ce que vous voudrez...
Ce que vous voudrez, vous m'entendez?
Deux visages anxieux guettent ma sortie. Je souris à celui de la dame Despoilet, dont les qualités de télépathe m'ont beaucoup télépathe.
— Devinez à quoi je
pense, chère madame?
fais-je en la matant aux
prunelles.
Elle fonce ses sourcils teints et répond après m'avoir longuement scruté le subconscient :
— A mon rôti de veau aux navets.
Mince! Un don pareil, j'avais encore jamais vu.